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QUE FUT 1848 ?

QUE FUT 1848 ? (2018)
Révolutionnaire, l’année 1848 n’a cessé de hanter les artistes jusqu’à ce jour. L’exposition revisite cet héritage souvent oublié à travers un parcours artistique mais aussi historique et littéraire qui s’appuie sur les collections publiques et sur l’histoire de Dunkerque.

À un moment de notre histoire contemporaine, de changement et de redéfinition du travail, l’exposition propose de « ré-activer » 1848 !

L’exposition « Que fut 1848 ? » s’inscrit dans le prolongement d’une réflexion et d’une programmation autour du travail initiées au Frac Grand Large — Hauts-de-France en 2018. En confiant le commissariat d’un nouveau projet à Arnaud Dejeammes (dont les derniers travaux se focalisent sur les pratiques artistiques qui s’emparent de l’économie en tant qu’objet esthétique, matériau ou terrain d’intervention), l’idée a été ici de privilégier un angle d’approche économique, tout en continuant à puiser parmi les œuvres de la collection.

L’œuvre 1848!!!, de Liam Gillick, achetée l’année même de sa réalisation, en 2010, convoque un moment crucial où des questions critiques liées au travail et à l’économie se sont vues vivement soulevées, notamment en France. Comme le rappelle la première section de la double affiche qui la compose en partie (« La dépression économique se répandra à travers l’Europe. Elle sera marquée par la montée des prix de la nourriture après une récolte pauvre et une récession suivra l’expansion industrielle au début des années 1840. »), la crise économique de 1846-1847 combine de façon inédite des facteurs liés à l’alimentation, la consommation de biens, l’industrie et la finance, et précipite une révolution au sein de l’hexagone en février 1848. Des « ateliers nationaux » sont mis en place dans la foulée afin de contrer le désœuvrement des chômeurs en les mobilisant sur des chantiers urbains. L’esclavage, main-d’œuvre gratuite massive contrainte par la violence, se trouve abolie une seconde fois en avril dans l’ensemble des territoires coloniaux.

Les principales revendications des journées de juin finissent par porter sur le travail. L’Assemblée nationale constituante élue au printemps accueille en son sein des débats contradictoires sur le « droit au travail » en septembre… Parfois considérée comme la Deuxième Révolution française, celle de 1848 témoigne de la visibilité sociale et politique grandissante, non plus, comme en 1789, du Tiers-État, mais d’un prolétariat laborieux, essentiellement ouvrier, cherchant à peser, bon gré mal gré, au sein d’une économie en train de se dessiner, entre Révolution industrielle et Capitalisme.

Une piste de recherche aussi spécifique – la portée de 1848 en relation à l’économie du travail sur un art ayant vu le jour entre la seconde moitié du XIXe et le début du XXIe siècles –pouvait-elle pour autant s’avérer féconde afin d’aborder le fonds du Frac Grand Large ? Pas moins de quatre autres œuvres lui appartenant se montrèrent en mesure d’offrir de vives concordances.

Le Sun book, exécuté entre 1972 et 1973, émane d’une personnalité imprégnée par des idées et des penseurs actifs aux alentours de 1848. Économiste de formation et les premières années de sa carrière professionnelle, Robert Filliou propose avec cette œuvre un agencement calendaire du temps, aux antipodes de la réorganisation temporelle profonde du travail qui s’effectue au XIXe siècle, et qui soumet les corps et les rythmes en se calant sur de stricts impératifs industriels et économiques. Son « Principe d’équivalence », principe alternatif de travail, ménage quant à lui une place au temps improductif, et semble répercuter les réfutations de 1880 lancées par Paul Lafargue avec Le droit à la paresse contre la revendication du droit au travail de 1848.

Autre artiste marqué par la pensée politique et sociale de 1848, Allan Sekula déploie une approche marxiste à travers ses projets de recherche combinant notamment écriture théorique et photographie. À l’instar de Karl Marx, qui interprète à ce moment-là le massacre des ouvriers durant les journées de juin par les forces républicaines comme la victoire d’une bourgeoisie démocrate aux dépends du prolétariat et de la « classe révolutionnaire » naissante, il se saisit de l’analyse économique, envisagée par lui comme un véritable outil d’émancipation. La pièce conservée au Frac Grand-Large — Hauts-de-France, Ship of Fools Churn, tirage photographique couleur relevant d’une entreprise documentaire au long cours, va à contre-courant du processus d’anonymisation sous-jacent à la production de la marchandise que décrit le Capital de 1867 : en donnant comme point de fuite vers l’horizon le sillon d’écume laissé par un bateau de transport, l’œuvre rétablit le lien entre producteurs que tend à effacer le Capitalisme, selon l’analyse marxienne. Avec The Dockers’ Museum, ensemble auquel la photographie Ship of Fools Churn peut être rattachée, Allan Sekula rend visible le parcours éphémère des biens de consommation le long des routes océaniques du globe, ainsi que les travailleurs et les travailleuses des différents pays dont l’activité lui confère l’existence.

Avec son tas de sabots mal dégrossis, Sabotage, de Sarah Ortmeyer porte une autre réplique à la question du travail et à 1848, puisqu’elle renvoie à un moyen de lutte pour le préserver ou, au contraire, se prémunir contre son aliénation. Le titre de l’œuvre reprend une interprétation étymologique répandue voulant que le mot provienne de « sabot », et que l’action qu’il désigne consiste à introduire ces chausses en bois à l’effet d’entraver la bonne marche des mécanismes, mode opératoire fréquemment attribué aux canuts. Si le terme même de « sabotage » est quelque peu antérieur à 1848, le souvenir des révoltés de la commune de la Croix-Rousse y reste très vif. Après les soulèvements de 1831 et 1834, ils s’insurgent à nouveau, proclamant eux aussi la Seconde République consécutive à l’abdication de Louis-Philippe. Comme au temps des mutineries contre les machines industrielles qui réduisent le recours à la main-d’œuvre, des métiers à tisser sont détruits. Dans le texte qu’il rédige pour introduire les débats tenus à l’Assemblée nationale constituante sur le droit au travail, Joseph Garnier mentionne une poignée de drapeaux portant « la formule des ouvriers lyonnais en 1834 : Vivre en travaillant ou mourir en combattant » pendant « les sanglantes journées de juin ». Érigées en grand nombre pendant les émeutes de 1848, les barricades constituent une manifestation de sabotage, qui revient à entraver les voies de circulation.

Enfin, « Que fut 1848 ? » est l’occasion d’exposer une acquisition inédite du Frac Grand-Large – Hauts-de-France. Son entrée aux côtés des œuvres du fonds régional concerne à la fois l’histoire de Dunkerque, où ses locaux se trouvent implantés depuis 1996, et celle de la conception même de l’exposition. Alors que les recherches portaient sur la présence ouvrière dans la ville portuaire, et en particulier celle des dockers, l’attention s’est portée sur le projet d’un artiste établi dans le Nord, Thierry Verbeke. Réalisé en 2015, L’avenir a consisté au remplacement des lettres détériorées d’une enseigne du même nom par des neuves, signalant le local d’un syndicat de dockers, sis à l’emplacement de l’ancienne bourse du travail dunkerquoise. Les réserves du Frac Grand Large conservent désormais le vieil « avenir » tandis que le nouvel garde sa place en ville. Sensible aux formes de contestations et d’utopies ayant trait au monde du travail actuel, et dont la genèse remonte à l’« âge des révolutions et du capital » (pour paraphraser les titres de deux ouvrages de l’historien britannique Eric Hobsbawm), Thierry Verbeke joint ici deux périodes qui s’interrogent avec ardeur sur leur avenir.

« Que fut 1848 ? » représente une opportunité d’adresser la question à l’histoire économique du travail de la « cité de Jean Bart » et ses environs. Certains événements survenus cette année-là, comme l’arrivée du chemin de fer ou le tir de salves d’honneur sur un bateau pour la plantation d’un arbre de la liberté, se profilent sur un contexte qui lui est propre, induit par exemple par la circulation stratégique de marchandises par voies maritimes en partance de son port, y compris les expéditions coloniales et de commerce triangulaire. La présentation de pièces historiques émanant d’autres institutions de la région, dont le Musée des beaux-arts de Dunkerque, viendront les retracer, tandis que les œuvres d’art contemporain du Frac Grand-Large — Hauts de-France, accompagnées par quelques-unes issues de différents fonds publics, y trouveront une résonance singulière.

Solliciter ainsi les collections régionales (entendues également à l’échelle européenne – à l’image de la circulation des personnes et des idées qui s’opère en 1848), instaure une première étape dans le souhait d’échanger et de partager la multiplicité des regards sur ce qui peut nous lier à cette période charnière, où sont venus s’esquisser les rapports économiques, sociaux et philosophiques que nous entretenons encore aujourd’hui avec le travail. Projet visant à évoluer après une première occurrence au cœur du bâtiment du Frac Grand Large, « Que fut 1848 ? » aspire à engager un dialogue avec l’Histoire et le monde actuel, à initier une interrogation dont les réponses ne peuvent que se révéler multiples.

Publié le 19/12/2018